lundi 2 juillet 2018

3. Le café Bla-bla, un jeudi soir

**Note: ce texte contient un nombre anormalement élevé de notes de bas de page. (1) **

La lumière est tout juste suffisante pour écrire, mon esprit en est brumeux et mon écriture en devient presque illisible. Les mots se forment dans ma tête plutôt que sur le papier alors que mon crayon danse au rythme d’une ballade rock : Un vocaliste masculin lambda se donne un peu trop de mal sur fond de guitares électriques et trompettes. Cette bande sonore, assez quelconque pour être oubliée, est juste assez forte pour couvrir les discussions des autres clients. Ceux-ci sont pour la plupart concentrés sur la terrasse qui donne sur le coin King-Wellington.

Je suis entré au café Bla-bla pour trois raisons : Premièrement, j’avais faim, et le Bla-bla a généralement de la bonne soupe (2). De plus, leur cuisine ferme tard et je me doutais que c’était le seul endroit qui me servirait une soupe à 21h45 un jeudi au centre-ville de Sherbrooke. Deuxièmement, il est rare que j’aie l’occasion d’y aller. Ma copine préfère n’importe quel restaurant au Bla-bla pour des raisons que je n’ai jamais complètement saisies, et c’est généralement avec elle que je mange au centre-ville. Finalement, je me suis arrêté au café Bla-bla pour attendre l’autobus qui me ramènerait chez moi.

Mais je me dois de réduire au nombre de deux les raisons pour lesquelles je suis allé au Bla-bla, car en y entrant j’ignorais avoir 40 minutes avant le prochain bus, ou même si j’avais le temps de prendre une soupe avant le dernier autobus de la soirée. Avec le nouvel horaire d’été, c’est l’équivalent de jouer à la roulette russe que de s’arrêter si tard à une heure de marche de chez soi. C’est par pure chance que ce choix aveugle a payé, non pas une, mais deux fois, car dans mon sac se trouvait un petit cahier noir et un stylo de la même couleur (3).

J’ai donc fait acte de foi et gagné mon pari puisque, dans l’éclairage tamisé d’un restaurant calmement animé, un subtil changement s’opère généralement en moi. Au son générique d’une liste de lecture spécifiquement ingéniée pour ne pas attirer l’attention, je ne saurais dire où l’esprit regarde : Mes sens se ferment un après l’autre et mon œil intérieur se tourne vers une petite porte qui normalement est invisible, enterrée par la surinformation sensorielle qui définit nos vies modernes (4). Cette réflexion, je l’ai eue cent fois, mais toujours j’oublie l’influence et l’importance de l’environnement sur l’inspiration.

À chaque fois que je trouve un endroit où l’écriture me vient facilement, je suis surpris par l’absence. L’absence d’écrivains et d’artistes griffonnant dans l’ombre d’une banquette reculée. Après tout, il ne suffit de quelques dollars pour une heure de paix, une soupe (ou un thé, ou un café), et, une atmosphère propice à la création.

Je me sens loin d’un Paris mythique où se rassemblaient, il y a deux siècles, les plus grands esprits d’Europe pour philosopher, écrire et esquisser les idées qui allaient contribuer à modeler le monde où nous vivons aujourd’hui. Je romance les cafés des artistes, et ce que j’en sais me vient d’écrits eux-mêmes romancés (5). Ils me manquent sans que je ne les connaisse, c’est là le pouvoir de la mémoire et des souvenirs inventés. Je regarde autour de moi, et je sais où chercher les trois jeunes hommes qui fréquentent l’École des Beaux-Arts. Je sais à quoi ressemblent leurs visages et ce qu’ils portent, comment l’un d’eux fume nerveusement, l’autre avec arrogance et le dernier nonchalamment. Je sais ce qu’ils boivent et lesquels sont si pauvres qu’ils choisissent chaque jour entre un repas chaud ou du papier à dessin.

Je peux aisément m’imaginer aujourd’hui entouré d’artistes modernes (6), l’une monte un film expérimental, l’autre retouche des portraits, et le dernier écrit un article de blog, tous ont un Mac. Je ne me doute pas que la plupart se trouvent à un kilomètre du café Bla-bla, au Faro de la rue Wellington (7). La lumière y est trop forte, la clarté que l’on y gagne aide la vision et nuit à l’inspiration, les gens y parlent trop fort et la musique est trop facile à reconnaître. Ce n’est que lorsque le monde se perd dans une brume sensorielle que mes yeux découvrent…


…« Est-ce que t’es en train d’écrire un livre? »


Je ris : « Oh, non, je ne suis pas encore rendu là, c’est pour un blog! »


Le serveur semble presque déçu, « Ah. »


« J’écrivais sur l’absence de gens qui viennent ici pour écrire, est-ce que ça arrive qu’il y en a? »


Il me répond que oui, mais que ces temps-ci, c’est plus rare.


« Parce que c’est l’été? »


Il me donne ma facture et hoche la tête, mais je connaissais déjà la réponse, à Sherbrooke, tout me semble un peu plus vide depuis un mois ou deux. Mon autobus arrive bientôt et je dois quitter l’ombre réconfortante pour la rue trop chaude et les néons de la station du dépôt. Je sors toutefois rassuré, nous sommes quelques-uns à s’adonner à l’écriture quasi-nocturne au café Bla-bla, bastion subtil du silence agité et de la noirceur éclairée. Et si ces autres artistes qui fréquente les cafés et leurs ombres se manifestent, au moins « nous sa[urons] que nous ne sommes pas seul. » (8)



  1. Comme celle-ci. 
  2. Dans ce cas, un potage parmentier, merci de demander. 
  3. Qu’il soit bien entendu que cela va de soi, ni un ni l’autre ne s’éloigne bien longtemps de moi. 
  4. Frank Herbert, dans la série Dune, marque l’importance des déserts pour la création d’une vie intérieur riche. 
  5. C’est deux niveaux de romance successif, je ne sais pas s’ils s’annulent ou s’ils se renforcent. 
  6. Donc, qui ne fument pas à l’intérieur. 
  7. À ne pas confondre avec le Faro de la rue Queen où la chaleur est insupportable. 
  8. « Speak White », Michèle Lalonde.

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