L’arrivé du solstice d’été m’annonce chaque année l’approche de la Saint-Jean-Baptiste, une fête dont je garde des souvenirs précieux. La Saint-Jean, dans ma mémoire, se passe toujours à la chapelle de Saint-Adolf, village perdu en bordure des Cantons-Unis-de-Stoneham-et-Tewkesbury. La Saint-Jean devenait un facilitateur pour les pyromanes de la rue St-Edmond (pas la seule rue de Saint-Adolf, mais presque). Les groupes de garages y recevaient une scène et alternaient entre classiques québécois et compositions originales (généralement pour le plus grand déplaisir de la foule). Mes parents s’assuraient que nous soupions avant d’y aller pour éviter que je dépense 15 dollars en hot-dogs et boissons gazeuses (à un dollar chaque). Le terrain sablonneux entre la chapelle et la caserne de pompier devenait une base de lancement pour feux d’artifices achetés dans le village voisin, car Saint-Adolf n’avait même pas de dépanneur.
La plupart des enfants présents aux Saint-Jean-Baptiste de Saint-Adolf se retrouvaient sans supervision parentale directe dans un environnement peu familier pour certain. Surtout, nous avions une certitude d’inconséquence propre à l’esprit d’un groupe dont les membres savent qu’ils ne se reverront sans doute jamais. Je dois signaler ici que beaucoup de gens qui participaient à notre Saint-Jean-Baptiste ne venaient pas de Saint-Adolf, ou d’une partie de Sant-Adolf si lointaine que je ne pouvais m’y rendre. La petite population pour laquelle je n’ai pas trouvé de statistiques (Saint-Adolf est rapidement mentionné sur Wikipédia comme un quartier annexé à Stoneham) est répartie sur deux rues dont les longueurs dépassent à peine six kilomètres et sont placées de telle sorte qu’une rue peut facilement ignorer la présence de l’autre.
Nous avons quitté Saint-Adolf quand je suis entré au secondaire pour aller vivre à Stoneham, une vibrante métropole en comparaison à notre village (avec son propre IGA!). Je ne suis jamais retourné à la Saint-Jean de Saint-Adolf, ni à Saint-Adolf d’ailleurs. J’ai pu retrouver la maison de mon enfance sur Google Maps. Alors que j’avançais le long de la rue St-Edmond, je suis arrivé à une barrière invisible : Google Maps ne se rend pas jusqu’à la chapelle. Tous mes souvenirs de cet endroit font partie d’un monde d’enfance, intouché par ma réalité d’adulte et inaccessible par internet. Cet univers alternatif, coupé du virtuel, est plus puissant, plus grand dans mes souvenirs de la Saint-Jean.
C’est donc dans une atmosphère festive et entouré d’inconnus que naissaient à la Saint-Jean-Baptiste de rapides amitiés et romances, des jeux et trahisons. Durant une des plus courtes nuits de l’année, le temps s’arrêtait comme figé en un éternel crépuscule. Mon esprit, je m’en souviens, tournait à une vitesse différente de la normale et voyait le monde en différents termes. Je ne sortais de cette transe quasi-mystique que pour aller supplier mes parents pour un hot-dog de plus que je recevais parfois.
À la tombée de la nuit, deux sortes de lumières s’allumaient, on enflammait le bûcher et, plus important encore, on nous donnait des glow-sticks. Dans l’obscurité où les identités se perdent, nous devenions vecteurs d’une magie chimique. Un autre cocktail chimique naissait dans la fatigue et la certitude qu’aucune nuit ne saurait à jamais durer, encore moins à quelques jours du solstice d’été.
Yann Audin, enfant de 7, 8 ou 9 ans, ne se demande pas pourquoi on fête, qu’est-ce qu’il y a à célébrer. Il ne comprend pas encore l’idée d’un peuple, ni celle d’un peuple québécois. Yann Audin, adulte de 24 ans, regarde le 24 juin sous un autre œil. Il sait ce qu’il aimerait célébrer, ce qu’il aimerait que nous fêtions. Il a aussi une connaissance aigüe que sa vision de la Saint-Jean-Baptiste n’est pas universelle.
Nous sommes un peuple unique dans l’histoire du monde, non pas à cause de notre langue qui resta figée quelques siècles, notre relative jeunesse face à l’Europe et l’Asie, et nos 200 ans de quasi-stabilité. Nous sommes uniques par notre développement fulgurant, d’une communauté d’agriculteur à une société moderne. Par notre sécularisation plus rapide que n’importe quel nation (outre celles qui furent la proie aux révolutions violentes). Dans ces courants déchaînés d’histoire sont nées de grandes idées, des chansons et une poésie qui toutes savent encore nous hanter. Ces chants sont aujourd’hui ceux que nous chantons à la Saint-Jean autour des feux de joie, mais quelque part sur notre route de campagne métaphorique, je sens que quelque chose s’est perdu. C’était sans doute autour du deuxième référendum qu’un petit morceau de Québec est tombé au sol. Une tragédie moderne pour un peuple qui avait passé si longtemps à se croire sans héros. Contrairement à la France que l’on accuse de capituler trop vite, le Québec semblait alors n’avoir jamais abandonné pour ne jamais réussir.
Mais je m’insurge ici, car la vie comme l’histoire, ne saurait être gagnée. Nous ne sommes pas défaits par la défaite, seulement, au mieux, retardés. L’existence est une lutte incessante et la nôtre est vieille de 400 ans. Une lutte constante contre le froid l’hiver et les insectes l’été. Une lutte contre le scorbut et une métropole sans vision, une lutte contre une invasion armée et une occupation en règle. Une lutte aidée par l’Église et contre l’Église, contre un gouvernement corrompu et avec un gouvernement idéaliste. Contre ceux qui veulent faire du Québec une usine performante et avec ceux qui veulent assurer nos indépendances. Une lutte cristallisée dans les voix de Michèle Lalonde et de Michel Tremblay, dans les nuits de la poésie que l’on tarde à ramener et les théâtres que l’on peine à remplir.
Alors pour la Saint-Jean-Baptiste, je célèbre une lutte qui n’aurait pas dû ralentir, une bataille existentielle de 400 ans que l’on se doit de poursuivre 4000 ans de plus. Et je me désole aussi de la place que l’on laisse aujourd’hui à une certaine classe de politicien. Celle qui, devant les richesses d’une nation et d’un territoire, recherchent activement la stagnation au nom d’un mythique équilibre budgétaire, d’un conservatisme qui hurle au changement ou d’une volonté qui se borne à une efficacité de bureaucrate. Je célèbre donc, d’abord et avant tout, la lutte salvatrice, celle de chaque instant, la seule qui importe. Une lutte qui a su faire ressortir le meilleur en nous. Et, je le sais, le meilleur du Québec, c’est quelque chose comme un grand peuple.
Bonne Saint-Jean-Baptiste
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