mardi 31 juillet 2018

4. Le Spécialiste

Dans une demande de recherche universitaire, on me cite comme un personnel hautement qualifié en formation, en d’autres mots, je suis considéré comme un futur spécialiste. Il est difficile de me voir comme un spécialiste, peut-être parce que je suis un peu trop spécialisé, mon entraînement porte sur un sujet si précis que je ne saurai aisément transférer mes capacités. Tout de même, cela tombe à point avec ma quête actuelle pour plus de stabilité identitaire. J’avais pris plusieurs années à me forger une forteresse identitaire, à collectionner des armures comportementales. C’est avec celles-ci que j’arrivais à être à mon aise dans toute sorte de situations. Il m’arrivait rarement d’être pris au dépourvu, dans un contexte où aucun de mes masques ne pouvait m’aider.

J’ai perdu plusieurs de mes armures à force de déshabituation et de déstabilisation. Ces pertes ont mis à nu mon être composé d’un tier bien cristallisé, d’un tier fragile et d’un tier malléable. Le dépouillement de mon ego ne s’est pas fait sans conséquence, d’une part j’ai perdu quelques capacités sociales associées directement avec des persona que je ne sais plus atteindre. D’autre part, et plus important encore, ma confiance en moi a chuté, dû à des révélations successives. Celles-ci ont brusquement et à de multiples reprises défiées ce que je croyais savoir ou pouvoir faire. Par exemple, il m’est bien plus difficile qu’avant de parler de science-fiction malgré le fait que j’en sais aujourd’hui bien plus qu’il y a 3 ans. C’est parce que j’ai rencontré ce que je décrirais comme étant de plus gros poissons que moi, qui m’ont confirmé dans mon amateurisme, et cela est vrai dans plus de domaine que je ne veux l’avouer. J’adopte de plus en plus la stratégie de l’écoute, je ne doute pas que certains appelleraient ce changement une importante amélioration.



Quoi que l’on en dise, nous avons été entraînés à penser aux identités en termes de production et de création : Je suis ce que je fais. Cette idée est née de notre environnement, de ses philosophies et politiques : l’individualisme, le consumérisme, le matérialisme et le capitalisme. Ce concept et ces racines fragmentent mon identité déjà divisée et affaiblie par les différents groupes auxquels j’appartiens, crois appartenir ou appartenais. Au cœur de mon problème, une absence de connaissance de ce qui se trouve au centre de mon être. Outre les quelques qualificatifs de base que j’oserais utiliser pour m’identifier (1), je ne sais pas qui est-ce qui se trouve en dessous de ces persona que j’adopte alternativement. Je cherche vainement les fines constantes de mon comportement, histoire d’en dégager des règles plus précises, mais son « soi-même » n’est pas un casse-tête à élucider, c’est un phénomène à vivre (2). Et c’est plus facile à dire qu’à faire pour un esprit qui se voudrait si cartésien.

N’empêche, je n’ai pu m’empêcher de ressentir un malsain plaisir à être appeler un futur spécialiste : Cela me donne à la fois un groupe auquel appartenir et une fonction à accomplir! Et si ce n’est pas une véritable identité, mes insécurités ne vont pas moins se jeter sur l’occasion de bâtir un nouveau mur à mon château. Une barrière artificielle prête à se lever à tout instant. Le défi maintenant est non pas de me bâtir une identité basée sur quelques lignes officielles dans une demande de bourse, mais d’investir un rôle à force de dévotion et d’engagement constant et volontaire. Cela est quelque peu effrayant car impossible à faire sans choisir une voie, même si elle n’est que temporaire. Peu importe le choix, il nécessite de devenir le héros conscient d’une narrative faite sur mesure pour et par soi-même (4). De s’entraîner à devenir un spécialiste plutôt que d’en accepter le titre : D’engager courageusement avec la vie, plutôt que de la subir.



  1. Par exemple, je ne trouve pas de fois où j’ai été infidèle ou ai orchestré à faire mal à un autre. 
  2. “A process cannot be understood by stopping it. Understanding must move with the flow of the process, must join it and flow with it.” -The First Law of Mentat, Dune by Frank Herbert (3). 
  3. « Un processus ne peut pas être compris en l’arrêtant. La compréhension doit bouger avec le mouvement du processus, le joindre et se mouvoir similairement. » -Première loi Mentat, Dune par Frank Herbert. 
  4. Mais pas forcément faite sur mesure pour le monde qui nous entoure, cela demande des capacités en dehors de l’humain.

mercredi 18 juillet 2018

Interlude : Halifax


**Note: Dans le contexte de ce blog, un interlude est un texte court, une photographie ou, comme dans ce cas, une/quelques anecdote(s). **


Le réceptionniste du comptoir des résidences de l’université Dalhousie s’excuse : Downtown Halifax se marche en cinq minutes. « I went to Montréal once, this is like our Sainte-Catherine, but way smaller (1) » me dit-il en pointant Spring Garden Road sur la carte. « Here is were you eat if you want something like in Montréal. (2) » Il place un x pour y indiquer un restaurant de sushis. « It’s in front of the new public library! (3) » Son regard s’illumine et il se penche sur son clavier. Après quelques secondes, il tourne son écran vers moi pour me montrer des images de la bibliothèque d’Halifax et m’explique que l’architecture moderne le passionne. 

"Paul O’Regan Hall, la
bibliothèque en question" 



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Paul O’Regan Hall, la bibliothèque en question, est un bâtiment moderne qui ressemble à une brique géante en verre qui aurait été coupée horizontalement à deux endroits puis mal recollée : son étage central est posé de travers par rapport aux quatre autres. Son revêtement est transparent pour les premiers et derniers étages, et en verre rouge pour son étage « brisé ». J’observe l’édifice d’un demi sous-sol en buvant une tasse de Hojicha (4), incapable de choisir si je suis de ceux qui adorent ou détestent ce genre d’architecture.

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Sushi Nami Royale est un restaurant de sushi caché dans un demi sous-sol à haut plafond sur la rue Queen à Halifax. Le décor est flamboyant et branché, les chaises et tables sont minimalistes dans leur conception. Dans le coin gauche de la salle, près des fenêtres, des tables plus hautes sont entourées de tabourets rectangulaires. C’est assis sur un de ces derniers que je regarde Paul O’Regan Hall et les passants. Le poisson, excellent, me rappelle que je suis dans une ville côtière. Mon attention se divise entre le saumon teriyaki de ma bento box et les piétons qui passent devant ma fenêtre. Le réceptionniste avait dit vrai, on y mange comme à Montréal.

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J’ai passé un peu moins de 48 heures à Halifax, mais j’y ai marché plus de 20 kilomètres. En dehors du congrès auquel je participais, j’ai visité un salon de thé, un café qui se double en crèmerie, un autre café, un bar à thématique de moustache (5), un restaurant crasseux, mais délicieux, et un autre magnifique ET délicieux. Je n’ai pas que mangé, j’ai aussi fait de la photo, regardé un cargo passer devant le centre-ville et disparaître derrière une île autour de midi, et écouté la musique d’un bateau-discothèque vers minuit. J’ai visité l’université Dalhousie, les jardins publiques, la marina, et le centre-ville.

Halifax est un étrange mélange d’histoire peu ancienne et de volonté récente, avec son architecture mi dépassée, mi avant-garde. Je m’y sentais comme on se sent dans un chandail en laine usé à la perfection, comme dans un gant de la bonne taille. Et à chaque endroit, je me retrouvais hanté par une voix douce, mais assuré, forte sans être violente (6). Ce murmure qui ne me laissait pas tranquille, je le reconnaissais sans le connaître. C’était une voix qui me disait : « Ici, Yann, ici tu pourrais vivre heureux. »



  1. « J’ai été à Montréal une fois, c’est comme notre Sainte-Catherine, mais beaucoup plus petit. » 
  2. « C’est ici que l’on peut manger aussi bien qu’à Montréal. » 
  3. « C’est en face de la nouvelle bibliothèque! » 
  4. Thé vert japonais. 
  5. “Keep calm and grow a Stache!” – Moto du bar Your Father’s Moustache 
  6. C’est ainsi que je décrierais la voix des néo-écossais si on me le demandait. 

lundi 2 juillet 2018

3. Le café Bla-bla, un jeudi soir

**Note: ce texte contient un nombre anormalement élevé de notes de bas de page. (1) **

La lumière est tout juste suffisante pour écrire, mon esprit en est brumeux et mon écriture en devient presque illisible. Les mots se forment dans ma tête plutôt que sur le papier alors que mon crayon danse au rythme d’une ballade rock : Un vocaliste masculin lambda se donne un peu trop de mal sur fond de guitares électriques et trompettes. Cette bande sonore, assez quelconque pour être oubliée, est juste assez forte pour couvrir les discussions des autres clients. Ceux-ci sont pour la plupart concentrés sur la terrasse qui donne sur le coin King-Wellington.

Je suis entré au café Bla-bla pour trois raisons : Premièrement, j’avais faim, et le Bla-bla a généralement de la bonne soupe (2). De plus, leur cuisine ferme tard et je me doutais que c’était le seul endroit qui me servirait une soupe à 21h45 un jeudi au centre-ville de Sherbrooke. Deuxièmement, il est rare que j’aie l’occasion d’y aller. Ma copine préfère n’importe quel restaurant au Bla-bla pour des raisons que je n’ai jamais complètement saisies, et c’est généralement avec elle que je mange au centre-ville. Finalement, je me suis arrêté au café Bla-bla pour attendre l’autobus qui me ramènerait chez moi.

Mais je me dois de réduire au nombre de deux les raisons pour lesquelles je suis allé au Bla-bla, car en y entrant j’ignorais avoir 40 minutes avant le prochain bus, ou même si j’avais le temps de prendre une soupe avant le dernier autobus de la soirée. Avec le nouvel horaire d’été, c’est l’équivalent de jouer à la roulette russe que de s’arrêter si tard à une heure de marche de chez soi. C’est par pure chance que ce choix aveugle a payé, non pas une, mais deux fois, car dans mon sac se trouvait un petit cahier noir et un stylo de la même couleur (3).

J’ai donc fait acte de foi et gagné mon pari puisque, dans l’éclairage tamisé d’un restaurant calmement animé, un subtil changement s’opère généralement en moi. Au son générique d’une liste de lecture spécifiquement ingéniée pour ne pas attirer l’attention, je ne saurais dire où l’esprit regarde : Mes sens se ferment un après l’autre et mon œil intérieur se tourne vers une petite porte qui normalement est invisible, enterrée par la surinformation sensorielle qui définit nos vies modernes (4). Cette réflexion, je l’ai eue cent fois, mais toujours j’oublie l’influence et l’importance de l’environnement sur l’inspiration.

À chaque fois que je trouve un endroit où l’écriture me vient facilement, je suis surpris par l’absence. L’absence d’écrivains et d’artistes griffonnant dans l’ombre d’une banquette reculée. Après tout, il ne suffit de quelques dollars pour une heure de paix, une soupe (ou un thé, ou un café), et, une atmosphère propice à la création.

Je me sens loin d’un Paris mythique où se rassemblaient, il y a deux siècles, les plus grands esprits d’Europe pour philosopher, écrire et esquisser les idées qui allaient contribuer à modeler le monde où nous vivons aujourd’hui. Je romance les cafés des artistes, et ce que j’en sais me vient d’écrits eux-mêmes romancés (5). Ils me manquent sans que je ne les connaisse, c’est là le pouvoir de la mémoire et des souvenirs inventés. Je regarde autour de moi, et je sais où chercher les trois jeunes hommes qui fréquentent l’École des Beaux-Arts. Je sais à quoi ressemblent leurs visages et ce qu’ils portent, comment l’un d’eux fume nerveusement, l’autre avec arrogance et le dernier nonchalamment. Je sais ce qu’ils boivent et lesquels sont si pauvres qu’ils choisissent chaque jour entre un repas chaud ou du papier à dessin.

Je peux aisément m’imaginer aujourd’hui entouré d’artistes modernes (6), l’une monte un film expérimental, l’autre retouche des portraits, et le dernier écrit un article de blog, tous ont un Mac. Je ne me doute pas que la plupart se trouvent à un kilomètre du café Bla-bla, au Faro de la rue Wellington (7). La lumière y est trop forte, la clarté que l’on y gagne aide la vision et nuit à l’inspiration, les gens y parlent trop fort et la musique est trop facile à reconnaître. Ce n’est que lorsque le monde se perd dans une brume sensorielle que mes yeux découvrent…


…« Est-ce que t’es en train d’écrire un livre? »


Je ris : « Oh, non, je ne suis pas encore rendu là, c’est pour un blog! »


Le serveur semble presque déçu, « Ah. »


« J’écrivais sur l’absence de gens qui viennent ici pour écrire, est-ce que ça arrive qu’il y en a? »


Il me répond que oui, mais que ces temps-ci, c’est plus rare.


« Parce que c’est l’été? »


Il me donne ma facture et hoche la tête, mais je connaissais déjà la réponse, à Sherbrooke, tout me semble un peu plus vide depuis un mois ou deux. Mon autobus arrive bientôt et je dois quitter l’ombre réconfortante pour la rue trop chaude et les néons de la station du dépôt. Je sors toutefois rassuré, nous sommes quelques-uns à s’adonner à l’écriture quasi-nocturne au café Bla-bla, bastion subtil du silence agité et de la noirceur éclairée. Et si ces autres artistes qui fréquente les cafés et leurs ombres se manifestent, au moins « nous sa[urons] que nous ne sommes pas seul. » (8)



  1. Comme celle-ci. 
  2. Dans ce cas, un potage parmentier, merci de demander. 
  3. Qu’il soit bien entendu que cela va de soi, ni un ni l’autre ne s’éloigne bien longtemps de moi. 
  4. Frank Herbert, dans la série Dune, marque l’importance des déserts pour la création d’une vie intérieur riche. 
  5. C’est deux niveaux de romance successif, je ne sais pas s’ils s’annulent ou s’ils se renforcent. 
  6. Donc, qui ne fument pas à l’intérieur. 
  7. À ne pas confondre avec le Faro de la rue Queen où la chaleur est insupportable. 
  8. « Speak White », Michèle Lalonde.