vendredi 8 juin 2018

1. Ode à l'Hiver

Il n’y a personne autour, que le silence. J’attends dans l’ombre fraîche que le vent m’amène des odeurs enterrées par la neige. Sous mon manteau et ma chemise, mon poil encore humide se dresse comme en révolte. Chaque respiration se fait en trois temps. D'abord l’intérieur de mes narines se cristallise en milliers d’éclats de glace. Ensuite mes poumons glacent mon sang. Puis je libère des nuages de vapeur qui, emprisonnées par mon foulard, recouvrent de buée mes lunettes. Mes pieds sont entre deux températures, hivernale aux orteils, estivale aux talons. Mes jambes sont serrées par une paire de combine sous mes pantalons raidis par l’atmosphère immobile.

La lumière approche, sa venue est annoncée par la vue d’une terre gelée où la neige tarde à s’accumuler. La plante de mes pieds picote de cette manière propre aux matinées où l’on est forcé à se lever trop tôt. Mes épaules tendues m’indique la lourdeur de mon sac. Je goûte la pâte à dent sous mes lèvres gercée par le passage rapide de la douche trop chaude à l’extérieur trop froid. Sous ma tuque, mes cheveux prisonniers de la laine commencent à transpirer ; à 30 sous zéro, pour protéger sa tête, on renonce à la garder propre.

Façonné par 400 ans de souffrance collective, mon peuple a fait du diable un gentilhomme violoneux avec lequel on pactise pour passer le réveillon à la maison. Nous n’avions que trois brasiers autours desquels se rassembler, celui de la cuisine, celui de la famille, et celui des enfers, et qu’importe lequel, tant que cela nous réchauffe les mains et les pieds avant qu'ils ne tombent. Le soleil a été mis de côté par l'hiver, il est devenu à l'image de Dieu, un père absent et capricieux. Nos vieux, retraités et divorcés, choisissent la Floride comme substitut aux fourneaux ancestraux. Pour nos jeunes, les télévisions ont remplacé les foyers au bois.

Il fait si froid que lorsque vient l’été, on ne peut imaginer à quel point il fait mal d’être dehors quand vient l’hiver. L’été, on ne se souvient pas que chaque respiration est douleur. Pire encore, on en vient à penser que c'est impossible, que sûrement notre esprit nous joue des tours. On n’arrive pas à se rappeler la peau qui blanchit sous la morsure du vent et les mains, les pieds, et le nez, qui deviennent si glacés qu’on espère perdre toute sensation pour être libéré du mal. On oublie nos sacrés jurons qui chaque année deviennent synonymes de questions : Quelles erreurs ont commis mes ancêtres pour s’exiler ici? Pourquoi ont-ils quitté la chaleur de l’Europe? Pourquoi venir sur un nouveau continent si, six mois par année, on peut y mourir d’exister?

Les longues nuits sont bercées par le bruit des fournaises anciennes qui démarrent au cœur de la nuit. Certains se réveillent dans la chaleur sèche des radiateurs à vapeur, d’autres prisonniers de l’inconfort fonctionnel du chauffage électrique. Il est si rare de voir le soleil que l’aube force un sourire destiné à ouvrir la chaire des lèvres gercées par d’innombrables transitions, de l’intérieur à l’extérieur. La souffrance est intrinsèque à l’hiver québécois, avec comme seules solutions la fuite ou l’acceptation.

Si "à l'école de la poésie, on apprend pas, on se bat"(1), au Québec aussi, on apprend peu. Nos élections nous rappellent au quatre ans de notre mémoire défaillante. Notre hiver, lui, s'assure de notre combativité comme un professeur qui parle en absolus de la vie. Le froid a laissé sa trace sur nos poètes comme Nelligan, Desjardins et Vigneault. "Mon pays, ce n'est pas un pays, c'est l'hiver", "Ah! Comme la neige a neigé!", "Mourir de froid, c'est beau c'est long, c'est délicieux." L'hiver est un maître qui ne pardonne pas, mais de son enseignement naissent des sages qui rivalisent avec les anciens ermites du désert.

  1. Léo Ferré

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